Nature / 7 minutes de lecture

Carte postale de la Hörnlihütte

Sur ce bout de territoire qui n’appartient à personne et à tout le monde à la fois, les alpinistes du monde entier y passent la nuit avant de gravir la montagne, les randonneurs la découvrent de plus près. Nous sommes au pied du Cervin, à la Hörnlihütte.

Oui, on peut bel et bien être ici et ne pas gravir cette montagne.

Venir ici et regarder les alpinistes la grimper.

Être ici, et attendre.

Par choix. Ou parce que la nature nous impose sa loi. Ou encore parce qu’on doit aussi parfois savoir écouter son corps et se raisonner par respect pour celui qui nous aurait emmené là-haut, encordé au sien, de corps.

Confucius disait que "Le bonheur n’est pas seulement au sommet de la montagne, mais bel et bien dans la façon de la gravir..."

La montagne est une fabuleuse école de vie. Elle impose le respect. Quel que soit le sommet à atteindre, il se mérite. Voilà quelques années déjà que j’explique cela à mes enfants : que chacun a sa propre montagne à gravir. Qu’on ne parle pas ici de dénivelés ou d’altitude. Que l’important n’est pas tant le chiffre qui définit sa cime mais bien de cheminer pour y arriver. Et comment nous cheminons justement.

« La nature est pleine d’infinies raisons. »

Léonard de Vinci  

La cabane du Hörnli, pour moi, ce n’est pas juste « une cabane ». Dans mon esprit, on ne s’y arrête pas « par hasard » ou parce que c’est « sur notre chemin ». J’ai fait halte dans bien d’autres refuges, au fil d’une randonnée, ou pour une pause méritée, et pourtant, jamais je ne me suis dit « et si on allait boire un café à la Hörnlihütte ? ».

Si j’ai habité Zermatt pour un temps, crapahuté dans ces montagnes et tout autour du Caillou, si hiver comme été j’y reviens toujours comme si c’était « chez moi », je n’ai pourtant jamais fait halte ici. Pour moi, emprunter le chemin du Hörnli, c’était seulement pour ceux qui avaient en poche le sésame pour l’ascension (presque) céleste !

La vraie question est donc « peut-on monter jusqu’au pied du Caillou et y passer de longues heures à attendre, à observer et à penser, quand on a aspiré à plus ? Arrêté dans son élan avant d’avoir pu effleurer cette pierre » ? Et surtout, est-ce que ce serait supportable ?

Et puis, après tout, pourquoi pas ?

Et voilà comment on se retrouve sur le même chemin que les premiers ascensionnistes qui se sont lancés à l'assaut du Matterhorn en juillet 1865. Sur le dos, un sac rempli (un peu différemment, soit) pour les prochaines 24 heures dans un autre univers.

Je quitte Zermatt en milieu d’après-midi seulement, bien après mes compagnons de cordée. Eux ont pris le départ à l’aube pour faire un premier 4000 avant leur grande ascension. Dans la cabine qui me conduit à Schwarzsee (2582m), une première rencontre fortuite s’invite entre ma sauvage solitude et moi-même : un jeune homme du Nord qui écrit pour un blog de voyages. Il parcourt l’Europe à coup de deux nuits ci-et-là, et optimise chaque minute de son temps pour voir les curiosités que chaque coin du pays a à offrir. Aujourd’hui, même si le ciel n’est pas au mieux, il ira quant à lui, en cabine, jusqu’au Klein Matterhorn (3883m) - point culminant qu’on peut atteindre sans transpirer - espérant profiter d’une vue dégagée pour quelques clichés.

Nous partageons le temps de la montée, des bribes de vie en sourires. J’envie presque sa jeunesse et ce « métier » dans l’air du temps, qui lui permet de visiter ce bien joli Monde, tout en travaillant. Quoique… J’apprécie, pour ma part, de plus en plus l’éloge d’une certaine lenteur.

Depuis Schwarzsee, le chemin se dessine devant moi, sous des faux-airs de haute montagne, sans toutefois présenter de difficultés techniques. On voit tout au long le Cervin. Rapidement, la végétation disparaît et fait place à un chemin rocheux. À l’aide d’escaliers et d’une passerelle métallique, il est possible de passer très facilement ces ressauts. On continue progressivement de monter sur l'arête qui offre des vues superbes des deux côtés : du glacier du Mont Rose aux majestueux sommets du Mont Durand, de l’Ober Gabelhorn, ou du Zinalrothorn. La cabane du Hörnli est alors à portée de vue...

Si au départ de ma ballade, je suis seule, arrivée à la dernière montée avant la cabane, je croise des alpinistes qui redescendent de leur ascension. J’essaie d’imaginer leur journée à leurs sourires radieux ou leurs visages un peu tendus. Il y a aussi ceux qui montent devant moi. Certains portant des sacs énormes ! Les mousquetons et autres cordes me disent qu’ils sont les candidats des prochains jours. Et quand j’entends le souffle si court de cet homme que je dépasse, qui peine à avancer sur le sentier, j’en suis à me poser de sérieuses questions sur la motivation des uns ou l’inconscience des autres ! Mais tout ça fait aussi partie de « la Montagne ».

L’arrivée à la cabane, redessine mon sourire. On est à 3260m. Le Cervin est bien différent lorsqu’on se trouve à ses pieds. Je le regarde se dresser devant moi, avec une certaine fascination. Je m’installe sur la terrasse en attendant l’arrivée de mes amis et j’écoute les bribes de conversations des alpinistes de retour. Il y a tant de récits différents ! C’est un melting-pot d’émotions qu’on ressent ici :  il y a les visages lumineux de ceux qui ont atteint la croix sommitale. Il y a cet homme qui, à 400 m à peine du sommet a vomi ses tripes et s’est vu obligé de redescendre, et qui raconte, déçu. Il y a les embrassades de bonheur et celles des au-revoir. Il y a les visages résignés, de ceux qui n’ont pas pu ou pas réussi. Et il y a également une poignée de gens venus ici pour frôler le pied du Caillou tout simplement et qui s’en retournent à présent dans la vallée.

Et puis la terrasse se vide.  La vie à la cabane s’organise. On dépose nos affaires et on ressort prendre la « température » de la pierre. L’air est plus vif. Tout est teinté de gris.

D’où vient cette envie « d’Être » dans la montagne ? D’où est né ce besoin ? Est-ce que ça fait partie de notre ADN ? De notre nature profonde ? De cette envie de « toucher le ciel » ? Monter, pas forcément au plus haut, mais suffisamment pour que les senteurs deviennent différentes. Assez haut finalement pour être un peu plus seuls. Loin du bruit du monde. Des voix. De l’agitation. Et d’en haut, regarder défiler cette vie. Reprendre l’air nécessaire pour repartir.

On s’installe dans le dortoir. On se parle peu. A peine nos prénoms qui s’échangent, nos origines. Mais on ne raconte pas vraiment ce qui nous a poussés à venir ici. Et le soir venu chacun rentre dans une espèce de bulle, hermétiquement fermée. On est seuls. Le matin dans le dortoir, c’est pire encore. Personne ne se salue. Personne ne parle.

Les montagnards :  des hommes et des femmes du monde des taiseux ? Un peu sauvages ? Oui, certainement…

Le réveil nous tire les uns après les autres de notre sommeil. Le ciel est encore noir mais nul besoin de vérifier l’heure. Il me semble avoir dormi une poignée de minutes seulement. La tête dans un étau, je replonge dans mon oreiller. Je ne peux même pas imaginer comment ces hommes vont grimper des heures durant, dans ce manque de sommeil. Pourtant je voudrais avoir à chausser moi aussi mes grosses chaussures de montagne. Vérifier une énième fois mon matériel…

Je ne m’inflige pas le supplice de descendre déjeuner avec les taiseux. Je ne quitte pas mon lit. Je programme par contre mon réveil pour le lever du soleil. Je ne veux pas manquer ça. Puis je replonge dans la nuit sans trop de peine.

En bas, les cordées se préparent d’une manière bien ordonnée, pour des motifs de sécurité :  les guides zermattois et leurs clients en tête, puis les autres guides et enfin ceux qui souhaitent s'aventurer seuls sur la montagne se placent à l'arrière. En effet, celui qui manque la voie d'escalade peut provoquer une chute de pierres et mettre les alpinistes qui le suivent en danger.

A quatre heures vingt, lorsque la porte de la cabane s’ouvre, c’est une lignée de frontales, telle des lucioles, qui part à l’assaut de la face. Les heures qui suivront ne nous appartiennent pas à nous autres restés en bas. C’est un autre récit, et d’autres émotions.

Il me semble m’être rendormie au moment où le réveil se met à chanter. Je saute hors du lit. Pour rien au monde je ne manquerais ce moment où la montagne s’habille des premiers rayons du jour, offrant le plus beau des levers de soleil. Si le temps était couvert cette veille d’ascension, ce petit matin est juste parfait. Immaculé.

Je ne suis pas seule finalement à observer la face de la montagne. Je partage mes jumelles avec un Américain, qui, tout comme moi, a dû renoncer et attend ici le retour de son fils. Des heures lentes dans le plus beau des décors. Des récits de vie, d’ici et d’ailleurs. Le temps de se raconter. De respirer. D’observer. La montagne fait aussi la part belle aux rencontres.

Il est à peine sept heures trente quand il me semble reconnaître les points colorés dans la verticalité de la montagne, un peu plus haut que le refuge Solvay à quelque 4000 mètres…

Dans quelques heures, sur ce bout de territoire qui n’appartient à personne et à tout le monde à la fois, les premiers alpinistes et leurs guides seront de retour. Les grimpeurs du lendemain s’installeront sur la terrasse en attendant leur tour. Les randonneurs de la journée viendront s’imprégner de cette atmosphère alpine très particulière, sentir, effleurer et découvrir le Cervin de tout près.

Une journée tout à fait normale à la cabane du Hörnli.

« La montagne nous offre le décor.
A nous d'écrire l'histoire qui va avec. »