Alors que les prix de l’immobilier continuent inexorablement leur ascension, même les hauts revenus ne suffisent plus à devenir propriétaire. Une mutation silencieuse s’opère en Suisse: le rêve d’accession se mue en privilège héréditaire. Et avec lui, c’est tout un modèle social — et peut-être même le lien au pays — qui vacille.
Introduction
Devenir propriétaire. Jadis un horizon accessible, une étape de vie importante, un projet partagé par des millions de Suisses. En 2025, ce rêve semble s’éloigner irrémédiablement pour une large partie de la population. À Zurich, seuls 9% des couples de 30 à 40 ans peuvent encore s’offrir une maison individuelle de taille moyenne. Ils étaient 13% en 2019. Un chiffre froid, mais terriblement parlant. Derrière lui, une réalité: ce ne sont plus les efforts ni le revenu qui déterminent l’accès à la propriété, mais les ressources initiales, souvent héritées. Une fracture sociale s’ouvre. Silencieuse, mais profonde.
Développement
Entre 2017 et 2024, les prix de l’immobilier ont bondi de plus de 30% en Suisse. Les causes sont connues: offre limitée, régulation foncière rigide, lenteur administrative, et afflux constant d’investisseurs pour qui l’immobilier reste un placement refuge. Mais le phénomène ne serait pas aussi brutal sans un changement plus insidieux: les ménages aux revenus moyens ou élevés ne peuvent plus suivre. Selon Wüest Partner, 79% des ménages à deux revenus n’ont plus les moyens d’acquérir une maison. Même 200’000 francs de revenu annuel cumulé n’y suffisent souvent plus.
Ce n’est pas tant la rareté des biens qui pose problème, mais le fossé croissant entre ceux qui entrent sur le marché et ceux qui y sont déjà. Un héritage, un bien à revendre, une donation — et l’affaire devient possible. Sinon? C’est la location à vie, avec des loyers qui, eux aussi, augmentent inlassablement.
Ce glissement transforme en profondeur notre société. Là où la propriété représentait un ancrage, un symbole de réussite fondée sur l’effort et le travail, elle devient un marqueur patrimonial. Un droit d’entrée. Une frontière invisible entre ceux qui ont reçu, et ceux qui devront renoncer.
Et derrière cette mutation économique, c’est une question politique qui émerge. Car posséder un bien, ce n’est pas seulement accumuler du capital et payer des impôts: c’est s’ancrer, s’attacher à un lieu, y projeter sa famille, y travailler, y défendre ses intérêts. Le propriétaire est, de facto, plus enraciné, plus impliqué, plus investi dans la société et ses institutions. Si une génération entière se voit privée de ce socle, comment croire qu’elle développera le même attachement au pays, à ses règles, à son avenir commun? Peut-on s’attendre à ce qu’elle investisse et défende un territoire qu’elle n’a jamais pu s’approprier — ni physiquement, ni symboliquement?
Conclusion
Le débat ne devrait plus être de savoir si les prix vont baisser. La vraie question est: voulons-nous d’une société où le mérite ne suffit plus? Où l’accession à la propriété dépend de ses parents plus que de l’effort? Si la réponse est non, alors il est temps de repenser en profondeur notre politique du logement, notre fiscalité, nos modèles d’accession. Car derrière les chiffres, il y a une génération entière qui regarde le sol se dérober sous ses pieds — et un rêve national qui, peu à peu, devient patrimoine réservé. Et avec lui, peut-être, le sentiment d’appartenance qui fait la force et la cohésion de notre pays depuis des siècles.